mardi 21 octobre 2014

De l'intersectionnalité



De l'Intersectionnalité

Née dans les bouleversements qui ont suivi les grandes manifestations et revendications de mai 68, la dite deuxième vague du féminisme, héritière lointaine des luttes des suffragettes, a mis en lumière la singularité de la si bien dite « condition féminine » : nous avons montré que notre oppression, manifeste dans tous les champs de la vie publique (économique, politique, social) se retrouvait tout autant dans le domaine privé. Bref, que notre oppression était totale. Plus même, universelle, et à nulle autre réductible : il suffisait d’être femme pour en être victime. Nous sommes alors, avec plus ou moins d’intransigeance selon les groupes, parties en lutte contre le patriarcat, à la recherche de notre autonomie.
Peu à peu toutefois, les années passant, sont apparues des divergences dans les buts à atteindre – des divergences qui dépassaient amplement le chapitre des moyens à utiliser. Refusant la dite norme de l’hétérosexualité, les lesbiennes ont entrepris de mener leur propre combat, préoccupées de rechercher ce qui différenciait les femmes entre elles, allant jusqu’à remettre en question la notion de « catégorie femme ». Entretemps, les frictions entre marxistes et féministes (les premiers annonçant des « lendemains qui chantent » et par le fait même l’inutilité du combat des femmes, les dernières souvent se dérobant, car n’ayant jamais connu que des lendemains qui déchantent) avaient fait leur œuvre de division. Pour parachever l’éclatement d’un mouvement qui tirait sa force de la solidarité de ses membres, le post-colonialisme, en faisant connaître, à partir des études de Frantz Fanon, d’Edward Saïd puis de bien d’autres, les effets pervers de la colonisation sur l’individu, sur sa psychologie, sur son comportement, devenait par le fait même l’instrument d’analyse rêvé pour qui voulait comprendre « autrement » la situation des femmes.
C’est ainsi qu’à partir des années 1980 la théorie et la pratique du féminisme, de plus en plus axées sur la lutte antisexiste et anticolonialiste, sont allées en s’émiettant – confortées en cela par les innombrables « études et recherches féministes » qui ont fleuri dans les diverses institutions d’enseignement. Jusqu’à ce que toutes ces dérives soient en 1991 synthétisées par la juriste Kimberlé Crenshaw sous la forme d’un mot qui fait toujours fureur aujourd’hui : l’intersectionnalité. Comprendre : l’addition, la superposition chez une même femme de diverses oppressions dont elle souffre parce qu’elle est noire, lesbienne, handicapée, pauvre, etc., fait en sorte qu’elle échappe à l’analyse classique d’un féminisme dès lors décrété blanc, occidental, autrement dit, vecteur d’attitudes racistes, colonialistes et bourgeoises. Femmes occidentales, femmes riches ou simplement aisées, femmes instruites, toutes sont priées de s’abstenir de ceindre l’auréole. On ne s’étonnera par contre pas de l’immense retentissement que connaît cette position chez les Afro-Américaines, les hispano-américaines, les lesbiennes, et plus récemment les tenantes d’un « féminisme islamique » et ceux et celles de la validité du transgenrisme (c’est-à-dire du sexe choisi par l’individu-e indépendamment de son sexe biologique – Dame Nature se retrouvant ainsi promue au rang des oppresseurs).
Cette notion d’intersectionnalité est perverse. Elle met à mal le féminisme en divisant les femmes, en les dressant les unes contre les autres; elle le dévitalise, de par la dissolution qu’elle opère de ce qui faisait notre force; elle nie la communauté d’oppression que nous vivons et qui fonde notre solidarité. Pire, elle aboutit à vouloir rechercher l’égalité entre les femmes, et non plus entre les hommes et les femmes. Or, l’évidence est là : quelque dominé, quelque minorisé, quelque bâillonné, quelqu’asservi que soit un homme, il y aura toujours un être humain qu’il pourra dominer, minoriser, bâillonner, asservir : sa femme.
On n’en sort pas.

Andrée Yanacopoulo

mardi 26 août 2014

De la laïcité

De la laïcité


Droits des femmes, égalité homme-femme : cela est bel et bon. Mais comment, par quels moyens mettre en place les conditions les plus aptes à les faire advenir? On sait l’importance qu’ont prise les trois grandes religions monothéistes dont les pratiques tant sociopolitiques et juridiques qu’hygiéniques ou alimentaires divergent de façon notoire. Aussi apparaît-il que, en ce domaine, le moyen le plus prometteur de protection des droits citoyens soit l’aménagement par l’État d’un terrain neutre autorisant tout un chacun et toute une chacune à savoir respectées ses convictions et ses croyances. Autrement dit, la mise en place sans concession aucune de la séparation de l’Église et de l’État. Autrement dit encore, l’instauration d’un État véritablement laïque. La chroniqueuse Éva Circé-Côté l’avait déjà compris qui, il y a presque tout juste cent ans, écrivait : « Quand on abat l’éteignoir sur l’esprit laïque, on n’est pas loin de jeter le drap sur le nez du peuple. »

De fait, l’établissement d’une laïcité authentique est garant d’une société saine et démocratique – plus précisément et surtout, d’une société apte à prôner l’égalité juridique entre les sexes. Car, en dépit des convictions spiritualistes variées auxquelles on reconnaît le droit d’existence, il est impératif qu’aucune d’entre elles n’ait force de loi ni ne l’emporte sur les autres.

Les pays occidentaux sont les seuls à s’être interrogés, politiquement parlant, sur les questions de liberté de conscience, les seuls par conséquent à refuser, officiellement du moins, le piège des textes réputés sacrés et intouchables – témoins d’une époque révolue et pour tout dire, barbare – et, dans l’ensemble, à reconnaître de plein droit l’athéisme et l’agnosticisme. N’oublions pas toutefois que notre culture s’est édifiée sur l’assise même du christianisme, que nos structures sociales et politiques en sont imbibées, autrement dit que, sans pour autant être maître, le christianisme est constitutif de notre culture. La poussée de l’histoire a entraîné la sécularisation de ses produits dérivés au point que ces derniers ont fini par appartenir aux incroyants eux-mêmes, car ils les constituent : les Primitifs flamands, la peinture et la sculpture de la Renaissance italienne, les cathédrales romanes et gothiques, Bach s’inscrivent dans un patrimoine culturel que tous, croyants et incroyants, nous portons à jamais en nous. Il en est de même pour certaines fêtes religieuses, plus particulièrement pour Noël (d’ailleurs elle-même calquée sur les rites païens du solstice d’hiver, ne l’oublions pas) : ne touchez pas à notre arbre! Bien sûr, la laïcité, ce n’est pas le remède universel, mais c’est tout de même un bouclier. Nécessaire, à défaut d’être suffisant. Il est crucial que nous fassions tout pour la conquérir afin qu’advienne la société démocratique que nous appelons de nos voeux. Extirpons de nos cerveaux ces lambeaux d’une pensée encline à considérer que seuls les droits individuels sont à ménager. Pensons fermement, clairement, dans le droit fil de notre culture de francophones en y faisant pénétrer les lumières des droits collectifs. Il en va de notre liberté et de notre avenir de femmes et de Québécoises.

Absolument!

Andrée Yanacopoulo

jeudi 14 août 2014

De la prostitution


De la prostitution 

À vouloir l’interdire ou du moins la réglementer, on passe vite pour une dispensatrice de leçons de morale, disons le mot : de dame patronnesse – de celles qui, dans le premier tiers du xxe siècle, ont obtenu aux États-Unis que soit instaurée dans la totalité du pays la fameuse Prohibition aux désastreuses conséquences que l’on connaît. Il est clair que lorsque nous, femmes de PDF Québec, prônons la criminalisation des clients, souteneurs, vendeurs et trafiquants parallèlement à la décriminalisation des prostituées, ce n’est pas au nom d’une certaine morale puritaine mais en considération d’une conception éthique : nous refusons que soit outragée la dignité d’un être humain, quel qu’il soit. Car nous visons à son épanouissement, non au maintien de son avilissement.

Et c’est bien d’avilissement qu’il s’agit dans le cas de la prostitution. Laissons de côté les fières jeunes femmes qui proclament avoir délibérément choisi cette occupation, et les glorieuses escortes dont on nous dit qu’elles font fortune – leur proportion est faible. Pensons bien plutôt à toutes celles que les hommes traitent comme une vile marchandise, pensons bien plutôt au mépris qu’ont les hommes pour ces femmes dont ils disent ne pouvoir se passer.

On sait, d’elles, que bien souvent elles sont pauvres, démunies devant la vie; qu’elles ont vécu, enfants, des violences diverses voire des abus sexuels, engendrés par l’alcoolisme, par la prise de drogue – ou par rien de plus que la volonté masculine d’afficher sa domination. On sait que ce qu’il y a d’horrifiant dans ces traumatismes, c’est que non seulement ils ruinent la plupart du temps la jeunesse de la victime, mais qu’ils marquent à ce point cette dernière que, rendue à l’âge adulte, elle risque très souvent de reproduire le schéma vécu : la fille d’alcoolique épousera un alcoolique, la victime d’inceste deviendra prostituée – les deux pouvant à loisir se conjuguer. D’où l’extrême difficulté d’en sortir, d’où l’extrême nécessité de les aider à en sortir.

Le client, lui, n’est tenu à rien, ni de s’être lavé ni de mettre un préservatif, ni d’être gentil ni d’être violent : la prostituée, il peut lui/en faire ce qu’il veut puisqu’il a payé pour ça. Une prostituée, ça doit tout accepter. D’ailleurs, ça peut disparaître sans qu’on s’en inquiète particulièrement. Et puis, c’est comme un kleenex, ça se jette après usage. J’insiste sur le « ça ». La désignation même de la prostituée est une injure : « Putain! », « Fils de pute! »

Alors, toutes ensemble, aidons à faire de ce « ça » un « ego » haut et clair.
Andrée Yanacopoulo

Suggestion de lecture : La prostitution. Un métier comme un autre? Yolande Geadah,
Montréal, VLB éditeur, 2003.