De l'Intersectionnalité
Née dans les bouleversements qui ont suivi les grandes manifestations et revendications de mai 68, la dite deuxième vague du féminisme, héritière lointaine des luttes des suffragettes, a mis en lumière la singularité de la si bien dite « condition féminine » : nous avons montré que notre oppression, manifeste dans tous les champs de la vie publique (économique, politique, social) se retrouvait tout autant dans le domaine privé. Bref, que notre oppression était totale. Plus même, universelle, et à nulle autre réductible : il suffisait d’être femme pour en être victime. Nous sommes alors, avec plus ou moins d’intransigeance selon les groupes, parties en lutte contre le patriarcat, à la recherche de notre autonomie.
Peu à peu toutefois, les années passant, sont apparues des
divergences dans les buts à atteindre – des divergences qui dépassaient
amplement le chapitre des moyens à utiliser. Refusant la dite norme de
l’hétérosexualité, les lesbiennes ont entrepris de mener leur propre combat,
préoccupées de rechercher ce qui différenciait les femmes entre elles, allant
jusqu’à remettre en question la notion de « catégorie femme ».
Entretemps, les frictions entre marxistes et féministes (les premiers annonçant
des « lendemains qui chantent » et par le fait même l’inutilité du
combat des femmes, les dernières souvent se dérobant, car n’ayant jamais connu
que des lendemains qui déchantent) avaient fait leur œuvre de division. Pour
parachever l’éclatement d’un mouvement qui tirait sa force de la solidarité de
ses membres, le post-colonialisme, en faisant connaître, à partir des études de
Frantz Fanon, d’Edward Saïd puis de bien d’autres, les effets pervers de la
colonisation sur l’individu, sur sa psychologie, sur son comportement, devenait
par le fait même l’instrument d’analyse rêvé pour qui voulait comprendre
« autrement » la situation des femmes.
C’est ainsi qu’à partir des années 1980 la théorie et la pratique
du féminisme, de plus en plus axées sur la lutte antisexiste et anticolonialiste,
sont allées en s’émiettant – confortées en cela par les innombrables
« études et recherches féministes » qui ont fleuri dans les diverses
institutions d’enseignement. Jusqu’à ce que toutes ces dérives soient en 1991 synthétisées
par la
juriste Kimberlé Crenshaw sous la forme d’un mot qui fait
toujours fureur aujourd’hui : l’intersectionnalité. Comprendre :
l’addition, la superposition chez une même femme de diverses oppressions dont
elle souffre parce qu’elle est noire, lesbienne, handicapée, pauvre, etc., fait
en sorte qu’elle échappe à l’analyse classique d’un féminisme dès lors décrété
blanc, occidental, autrement dit, vecteur d’attitudes racistes, colonialistes
et bourgeoises. Femmes occidentales, femmes riches ou
simplement aisées, femmes instruites, toutes sont priées de s’abstenir de
ceindre l’auréole. On ne s’étonnera par contre pas de l’immense
retentissement que connaît cette position chez les Afro-Américaines, les
hispano-américaines, les lesbiennes, et plus récemment les tenantes d’un « féminisme
islamique » et ceux et celles de la validité du transgenrisme (c’est-à-dire
du sexe choisi par l’individu-e indépendamment de son sexe biologique – Dame
Nature se retrouvant ainsi promue au rang des oppresseurs).
Cette notion
d’intersectionnalité est perverse. Elle met à mal le
féminisme en divisant les femmes, en les dressant les unes contre les autres; elle
le dévitalise, de par la dissolution qu’elle opère de ce qui faisait notre
force; elle nie la communauté d’oppression que nous vivons et qui fonde notre
solidarité. Pire, elle aboutit à vouloir rechercher l’égalité entre les
femmes, et non plus entre les hommes et les femmes. Or, l’évidence est
là : quelque dominé, quelque minorisé, quelque bâillonné,
quelqu’asservi que soit un homme, il y aura toujours un être humain qu’il
pourra dominer, minoriser, bâillonner, asservir : sa femme.
On
n’en sort pas.
Andrée Yanacopoulo
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